à
l'occasion d'une soirée « Open Mic / Spoken words »
à
L'Albany (Deptford, London)
par
le collectif Chill Pill (le 19 mars)
Il
y a une limite subtile entre la poésie récitée, et donc
spectaculaire, et le spectaculaire-poésie (le Spectacle qui
s'exprime sous la forme « poésie »). La récitation
poétique (qui a toujours existé) se double aujourd'hui d'une
exigence de performance scénique qui, encore une fois, profite et
souffre de toute l'ambivalence de la manifestation contestatrice
récupérée (sabotée) par les moyens mêmes de cette
manifestation : la catharsis spectaculaire.
Le
problème peut être exprimé de manière plus étroite : l'art
est-il un moyen de résister (« résister et créer ») ou
est-il le simple reflet d'une société, sans réel potentiel
subversif : la subversion artistique ne serait que la
reconnaissance par le système de ce qui le critique, le rendant du
même coup inoffensif.
La
subversion efficace ne peut être comprise par le système
spectaculaire. Hélas, du même coup, elle échappe à la presque
totalité des gens, même de ceux qui ont des capacités analytiques
et interprétatives exceptionnelles. Je ne veux pas dire qu'il existe
des borgnes au pays des aveugles, et encore moins des « élus ».
Le génie (artistique, politique) n'est pas un type
individualisé mais une cristallisation d'une époque (d'une
structure socio-culturelle). Je voudrais plutôt dire que la force
subversive échappe à l'individualité consciente. Ce qui est
subversif aujourd'hui n'est pas visible : comme on ne sent pas
le mouvement des plaques tectoniques avant un séisme. On ne peut le
constater qu'après-coup, et encore, sans jamais en comprendre tout à
fait les tenants et les aboutissants. Nous évoluons dans un ensemble
expérimental d'interprétations.
Pour
en revenir à la poésie orale, ce qui est sûr, c'est que cette
forme scénique de la récitation poétique répond tout à fait à
notre époque, et de manière bien plus intéressante que la poésie
écrite pour être lue silencieusement. Ce
sont des manifestations de groupe, riches en émotions et
cathartiques. À coup sûr le slam (entendons
par là toute représentation jouée d'une récitation poétique),
les « spoken words »,
etc, sont
la face actuelle de la poésie et
sûrement celle dont on se souviendra à l'avenir.
En
tout cas c'est ce que je ne peux m'empêcher de penser quand je me
souviens de la soirée « Spoken words / Open Mic »
organisée par le collectif Chill Pill
à l'Albany Center (Deptford,
London).
Le
show est bien rôdé : la
salle est configurée comme un petit
cabaret, avec des tables
rondes ici et là, un bon Dj (Mista Gee)
qui a préparé ses petites transitions musicales, et une charmante
présentatrice, très énergique et amusante, qui a gagné il y a
huit ans un concours de slam qui lui a permis de se faire un petit
nom. On a même le droit à un petit jeu littéraire
(la date de publication d'une
poésie de Sylvia Plath... enfin, celle du recueil, pas celle de la
première publication en revue...) ainsi
qu'à un final dansant avec
la talentueuse Deanna Rodger. Bon, à
vrai dire, c'est un peu trop tout cela : on en vient à
s'interroger sur les motivations de quelques (souvent jeunes)
talents qui s'exhibent pour £7 devant un parterre conquis (ou
presque). Il faut bien gagner de l'argent, on est tous dans le même
sac. Mais l'ambiance est bonne et le public prend assez facilement la
parole. Et je me sens presque injuste en écrivant ici que cette
crème de divertissement sympathique a quelque chose qui finit par
sonner creux.
Pour
ce qui est des prestations, la qualité scénique était presque à
chaque fois exceptionnelle. Notamment en ce qui concerne les membres
du collectif dont on ne peut qu'admirer le talent et la prestance.
Tous – et Pete The Temp le premier.
Qu'on
aime ou non le propos, peu importe (on sait du reste à quel point
les jugements qualitatifs sur les discours sont subjectifs et vains).
On touche ici à quelque chose dont il est difficile de parler sans
utiliser des références qui fausseront nécessairement notre
propos. Tant pis : ce ne sont plus des « poètes »
qu'on entend, mais entrés en transe (la transe légère ou
contrôlée de la récitation, mais une transe quand même), ils
deviennent des shamans, ou quelque chose comme des ensorceleurs. Pete The Temp, dont l'aisance et la technique sont poussées à leurs
paroxysmes, semble sortir de lui-même, intouchable, possédé, vidé
de son moi et comme nous aspirant dans un vortex où il n'y plus que
de l'énergie colorée (les mots émis à cette vitesse ont une
valeur chromatique bien plus que sémantique).
À chaque fois que j'assiste à une représentation de cette qualité, je me rends compte que cette forme d'expression n'a pas d'équivalents. Ce n'est pas quelque chose qu'on retrouve au théâtre ou au cinéma. Ce n'est pas quelque chose qu'on voit tous les jours, ce n'est pas quelque chose qui a le même impact en vidéo. Et sans aucun doute c'est de la poésie. Ce serait idiot d'affirmer que c'est un retour à l'essence poétique, ou aux origines de la poésie, la poésie chantée des aèdes puis celle des troubadours. Non seulement parce que pour les premiers nous avons très peu de certitudes, pour les seconds beaucoup de préjugés, mais surtout parce que la forme spectaculaire des poètes-performeurs aujourd'hui est induite par la société dans laquelle elle prend forme et qui n'a plus rien à voir avec celles des aèdes ou des troubadours. C'est la société du spectacle, la société de la marchandise, c'est-à-dire la société des faux-semblants et des glissements incessants de représentations.
À chaque fois que j'assiste à une représentation de cette qualité, je me rends compte que cette forme d'expression n'a pas d'équivalents. Ce n'est pas quelque chose qu'on retrouve au théâtre ou au cinéma. Ce n'est pas quelque chose qu'on voit tous les jours, ce n'est pas quelque chose qui a le même impact en vidéo. Et sans aucun doute c'est de la poésie. Ce serait idiot d'affirmer que c'est un retour à l'essence poétique, ou aux origines de la poésie, la poésie chantée des aèdes puis celle des troubadours. Non seulement parce que pour les premiers nous avons très peu de certitudes, pour les seconds beaucoup de préjugés, mais surtout parce que la forme spectaculaire des poètes-performeurs aujourd'hui est induite par la société dans laquelle elle prend forme et qui n'a plus rien à voir avec celles des aèdes ou des troubadours. C'est la société du spectacle, la société de la marchandise, c'est-à-dire la société des faux-semblants et des glissements incessants de représentations.
Et
c'est peut-être là que le bât blesse : cette société des
faux-semblants s'appuie fondamentalement sur des représentations.
On ne rentrera pas dans les détails ici : il nous suffira
d'indiquer que construire une critique sur la représentation
(théâtrale, visuelle, télévisuelle) est une construction vaine –
ou pire, qui joue le jeu de ce qu'on critique (c'est le grand drame
surtout de ceux qui sont attachés au théâtre...), et cela parce
que la représentation est non seulement permise (rendue possible
légalement et, dans la quasi totalité des cas, financièrement) par
le(s) pouvoirs(s), mais qu'en plus elle est encouragée :
manipulation, attentisme, infatuation, on n'en finirait pas
d'analyser ses incidences en chacun de nous.
Contre
la « représentation », on posera la « présentation ».
Et comment s'en tient-on à la « présentation » ?
En évacuant tous les cadres structurels de la performance (l'heure,
le lieu, l'institution d'accueil, etc). Et c'est en cela que cette
soirée particulière à l'Albany, aussi intéressante et riche
fut-elle, n'a pas dépassé le stade de la auto-satisfaction
bourgeoise.
Quelques
mots sur la poésie silencieuse
Les
« mots parlés » (« spoken words »)
s'opposent aux « mots » lus, aux mots tus. « Écrire
c'est entendre la voix perdue » (Quignard). Autant
l'épanouissement de la poésie orale est une manne nouvelle, autant
la poésie écrite ne sera jamais surannée. Il y a une intériorité
de la poésie (de l'écriture) qui est indéniable et trophique. Une
intimité du silence qui est une extase aussi profonde, plus profonde
même pour beaucoup d'entre nous, que cette transe publique. Il y a
la nudité de la foule, et la révélation dans l'obscurité.
Et
il est certain que quand elle est lue ou parlée, la poésie doit
l'être avec brio. Et rares sont les poètes capables de lire leurs
poèmes, autant qu'il est rare qu'un poète soit aussi peintre, qu'un
musicien soit compositeur.
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